Intérieurs
Ainsi pénètre-t-on dans une métamorphose. Plus qu’une seule traversée, un aller-retour. On a quitté la réalité courante de la rue et franchit le seuil de L’Histoire de l’Œil. La librairie-galerie est la colocation au quotidien de deux territoires de culture imbriqués. L’un physique et commercial accueille le second, célibataire et sacré. La résidence qu’y effectue l’artiste Clément Laigle intensifie le potentiel de convergence du site (1). L’Histoire de l’Œil se présente à lui en matière brute. Le contenu de l’œuvre est à l’intérieur. L’intérieur le «théâtre des opérations » de To have and have not. L’heure est à l’espace. Tout arrive en même temps, en deux temps. L’intervention in situ de Clément Laigle, système de construction déjà présent dans son travail (sans titre (BALARD), 2006) fait face au mur et crée une situation qui met à jour les contradictions entre l’œuvre et le lieu. Le bâti est le socle. Des parois de sa fabrication qui forment une sédimentation sur les murs ainsi que la gestion complète des incidences de la lumière transforment l’espace intérieur. L’installation produit un équivalent du lieu d’un mois et demi, un emboîtement dont la rigueur de fabrication appréhende les dimensions de l’architecture intérieure autant que ses imperfections (la difficulté des murs à se tenir droit) pour en reconnaître la réalité de ses moments de présence et d’absence. Ce geste fort, un versus à l’échelle 1 altère la lecture du lieu. Il génère une nouvelle topographie du dedans et une confusion des identités des territoires.
L’architecture est un interlocuteur-protagoniste privilégié du travail de Clément Laigle. Il interroge la matérialité et la pratique des lieux par la sculpture et l’installation. Ses œuvres se soustraient aux images pour transposer la géométrie d’un ailleurs et contrecarrer le conditionnement du déplacement du regard et des corps. Prendre position «contre l’architecture », c’est s’appuyer sur ce qui donne forme à une pensée du constructif, de la construction et de la déconstruction. C’est se réapproprier les «architectures-désarchitectures » par le déplacement de sens, le détournement de forme, le changement de point de vue et de conscience pour faire métastructure là où elles font infrastructure. Pour ne plus être «between the furniture and the building »(2).
Sur la première partie du trajet, le conditionnement du lieu a été renversé. Clément Laigle transpose un espace dans un autre et achemine le lieu à une autre histoire. L’hôte est abstrait dans son passage (3) puis réinscrite en activité intérieure. L’éclairage habituel est retiré. Les modules de construction prennent appui sur le sol et montent à environ 1 mètre du plafond. Ils contiennent des néons fixés entre le panneau et le mur. Hormis le jour qui traverse la vitrine, ils sont seule source de clarté. La lumière artificielle glisse au-dessus d’eux comme elle le fait au seuil d’une porte. Elle participe de l’habillage des murs. Mise à l’extérieur de l’intérieur, elle crée un espace rétinien sensible qui soumet la librairie à une autre interprétation. On regarde notamment le plafond. Pour cette zone ambiante et plurielle, Clément Laigle évoque l’effet d’anatopisme (4). Deux types de visiteurs issus de deux communautés de pratiquants du culturel y coexistent, client de l’Histoire de l’œil et regardeurs ho (5). Deux types de circulation sont combinés, course et déambulation dans cette «chambre d’éclairage ». Les livres sont remis en exposition. Les étagères rouges de la librairie changent d’image et de perspective. Leur lisibilité se déplace dans le même mouvement qu’elles. Elles divisent au lieu de faire enceinte. Murs de mots, sculptures à roulettes, œuvres conceptuelles pour le visiteur dénué de désir d’achat. Le commerce est avec les corps, dans l’ombre de l’œuvre avec sa chair et ses véhicules, presque refoulé.
Le voyage prend une autre allure dans la véranda qui précède le jardin. S’ouvre un espace sans objets de mots. Une forme intermédiaire. La concurrence avec la réalité du jour est plus indomptable. L’intériorité plus complexe à défendre. Une question de point de vue et vitesse. La lumière naturelle noie celle des néons et rend tous les corps visibles. « Less is more » (6). L’impalpable s’efface au profit du physique. On fait face à une construction de tradition minimale, une carapace d’objectivité qui fait écran à la lumière.
Les matériaux des modules (placo, châssis métallique, néon, câble électrique, …) sont ceux du «quelque lieu » dont nous partageons l’histoire d’intérieur non verbalisée. L’artiste se les approprie dans son langage privé. L’œuvre se délimite elle-même par son «accrochage » aux murs, à la fois cadre structural, frontière formelle et toile de fond. On est à l’intérieur et pourtant, à l’envers. Les modules de la cloison montrent leurs veines électriques, leur ossature métallique, leur fauxsemblance architecturale de vraie œuvre. On peut prolonger l’expérience jusqu’à la nuit pour que la pénombre donne sa clairvoyance.
Sorti de scène, on s’assied à une table dans le jardin, un dehors familier, une trêve dans la ville. On jette un regard à travers la porte vitrée de la véranda. Le titre de l’installation revient comme un résidu de figuration, objet du langage qui raconte une anecdote (7) sans livrer tous ses secrets.
On entreprend le retour.
Luc Jeand'heur
(1) 1 + 1 = 1 => 1 + (1+1) = 1 => etc.
(2) « Between the furniture and the building » est une expression anglaise qui veut dire être dans une position intolérable, à laquelle vous ne pouvez pas échapper. Je pense que nous sommes pris au piège de l’architecture comme du langage. Ainsi tout comme le langage, l’architecture nous dit toujours : « ne vous en faites pas, vous pouvez me faire confiance. C’est vous qui m’avez fait, je suis de votre côté, je vous suis naturel ». Comme ce que disent nos mères, il faut faire attention quand nos mères disent des choses, car elles ne disent pas la vérité.
Jimmie Duhram, entretien avec Pierre Bal-Blanc, Bloc-notes, 1999 (en aparté, selon Diderot, l’architecture est la mère des arts)
(3) Cette notion capitale dans le travail de Clément Laigle qui, soit modifie, soit interdit (sans titre (ORLEANS) - 2005, FOREVER YOUNG - 2006), soit introduit une sensation à peine perceptible (Corridor 2003, Courant d’air 2002). Chaque installation résonne comme la pièce d’un tout qui se réalise comme une somme de lui-même.
(4) Dans un usage non psychopathologique, sensation de dépaysement total de l’individu transporté hors de son environnement naturel.
(5) librairie l’Histoire de l’Œil et galerie ho.
(6) Mies van der Rohe
(7) To have and have not (le port de l’angoisse) Film adapté d’une nouvelle éponyme d’Hemingway (En avoir ou pas en Français) né d’une partie de pêche organisé par Hawks pour convaincre l’écrivain de venir dans le cinéma. Face au récalcitrant, Hawks propose d’adapter à l’écran son plus mauvais livre. Hemingway aurait répondu « To have and have not ».